379

« Tout n’est que spéculation » (Djokovic)

(5/12)

Mon avocat venait de m’annoncer que Bérénice aux mains vermeilles s’était évadée de la prison de Varces. Mon agenda s’en trouvait bouleversé. Je réajustai mes bas et couru vers la gare la plus proche : il me fallait à tout prix empêcher cette folie. Il se trouve que la gare la plus proche était celle de Montparnasse. Moche, elle exerçait sur moi une fascination réelle. J’y avais vécu des heures d’ennui durant mon enfance mais j’y avais aussi eu, plus tard, la révélation de ma vie en découvrant, abandonné sur un banc, un livre de Mallarmé sobrement intitulé « Poésies ».

J’étais vierge mais belle, et vivace mon désir. Après avoir lu le recueil d’une traite, comme en transe, je cédai aux avances d’un mystérieux voyageur qui m’avait observée tout ce temps et dont le charme viril me fit aussitôt chavirer. Nous fîmes violemment l’amour, non loin, devant la tombe de Charles Baudelaire.

Qui serais-je devenue si l’amour, le sexe et la poésie n’avaient, le même jour, illuminé de leurs mystères mon être ? Possiblement, j’aurais cédé aux sirènes de la sécurité matérielle et serai devenue employée de bureau à la CAF. Ou bien, mon DUT en poche, j’aurais enchaîné sur un Master en Administration de la ville avant de fonder ma propre start-up en gestion des déchets. Mais qui sait ? Tout n’est que spéculation.

378

(4/12)

Délivrer Bérénice aux mains vermeilles était une excellente idée. Selon l’information qui figurait dans son dossier, elle devait sortir de la prison de Varces en juillet. Il suffisait donc d’attendre trois mois et demi. Je proposai à mon cousin de m’accompagner à Cancun pour profiter de ce temps libre mais il était très occupé ; les élections législatives approchaient et il comptait bien devenir député pour bénéficier de l’immunité parlementaire, s’enrichir rapidement et, « fuir Laval et ses bouseux », disait-il.

Ce discours provocateur avait le don de m’agacer au plus haut point et j’éprouvais les plus grandes difficultés à conserver mon calme chaque fois que Jean prétendait me le servir en feignant la connivence alors qu’il n’attendait qu’une chose : un débat houleux.

Bien que sans rapport avec la situation, je songeai alors à ces mots de Michel Tournier : « La pureté est l’inversion maligne de l’innocence. » L’innocence se moque bien de la pureté, c’est vrai, comme la pureté n’est jamais innocente. Hélas, pour notre inconfort à tous, les maniaques de la pureté… Je fus interrompu dans mes pensées par la sonnerie du téléphone de mon avocat. Après avoir raccroché, il se tourna vers moi, l’air contrarié.

 

 

 

377

(3/12)

« Délivrer Catalina aux yeux d’argent ? Tu n’y penses pas ! C’est terriblement dangereux ! » Mon ami Mateo ne manquait pas de courage mais il avait la manie de la contradiction. « Non, c’est impossible. Songes-y. Au terme d’un parcours semé d’embûches, tu arriveras au pied de la citadelle du Mont Houx. Là, il te faudra franchir un imposant dispositif de sécurité : des dizaines de policiers surentraînés et armés jusqu’aux dents, sans compter les tireurs d’élite postés sur les toits des immeubles avoisinants. Ensuite, tu devras affronter en duel le chef de la Milice, le cruel Narkozy. Et si tout cela ne t’arrête pas, il faudra encore forcer la porte blindée de la chambre de Catalina aux yeux d’argent. Non, vraiment, c’est mission impossible, surtout pour une femme. »

Ce dernier argument réveilla ma fibre féministe. « N’en déplaise à Freud, l’Histoire démontre qu’une femme est plus habilitée qu’un homme, fût-il bien membré, à pénétrer une forteresse. » Mais Mateo s’arrangeait toujours pour avoir le dernier mot : « Admettons. Il y a tout de même un obstacle de taille : Catalina aux yeux d’argent n’est pas captive. C’est elle, et elle seule, qui a créé les conditions de son isolement sur l’échiquier politique. C’est elle, et elle seule, qui s’est enfermée dans sa tour d’ivoire. »

Je dus me rendre à l’évidence et faire une croix sur Catalina aux yeux d’argent. Mon désarroi était palpable. C’est alors que Mateo eut une idée de génie. « Et si tu jetais ton dévolu sur Bérénice aux mains vermeilles ? »

 

376

(2/12)

En fait de réunion extraordinaire, on nous servit les mêmes cacahuètes que d’habitude, et des bières. Le Président du Conseil d’administration était en vacances avec sa maîtresse, aux Seychelles. Il avait envoyé son fils pour le représenter ; celui-ci en profita pour ourdir un complot.

Le temps des courtisans étaient bel et bien terminé. Ce serait désormais le temps des loups. Tout le monde l’avait compris, à l’exception du jeune Follande, toujours aussi distrait, qui périt sous les coups d’une bonne demi-douzaine de dagues affûtées, dont la mienne.

Le lendemain, chacun regagna ses pénates, prétextant un malaise soudain ou un rendez-vous important. Quant à moi, ma décision était prise : j’irais délivrer la belle Catalina aux yeux d’argent.

375

(1/12)

Tandis qu’ils glosaient à l’envi sur les raisons supposées de ce revirement soudain, ne manquant point de rappeler le montant des bénéfices escomptés d’une opération si peu orthodoxe (« mais tellement catholique » ironisait le comte de Fêh), je me tenais coi, rongeant mon frein dans le coin le moins éclairé du vaste salon.

Le hasard voulut que la marquise fît son entrée à cinq heures, à l’instant même où je me levais après avoir réajusté mes bas. Nous étions tous convoqués à une réunion extraordinaire du Conseil d’administration. C’en était fait de mes rêves d’émancipation. Moi qui avais préparé, ressassé et ruminé une sortie éclatante, je fus contraint de la ravaler, mon orgueil avec.

Jean, passant près de moi, me jeta un regard mi-méprisant, mi-amusé, comme s’il avait deviné mes intentions et perçu ma frustration. Mais ce n’était peut-être pas Jean ; tant d’années ont passé… Je me demande si ce n’était pas plutôt André. Ce serait bien dans son genre.

374

L’année 2016 avait plutôt bien commencé. On avait réussi à caser le 2 janvier juste entre le 1er et le 3, sans trop de difficulté. Le reste suivrait sans problème, on l’espérait.

Il n’y avait pas de raison.

Après tout, c’était tous les ans la même histoire, alors pas de quoi s’inquiéter.

Enfin, quand même, une année bissextile, c’est pas tous les ans non plus.

Alors soyons vigilants.

Au cas où.

373

bientôt Noël Noël Noël Noël et sa frénésie molle
ô guirlandes guirlandes couvrez les pauvres
ils ont froid
recouvrez-les ils sentent mauvais
petit Papa Noël faites tomber la neige
en Afrique que
pleuve l’espoir
sur les petits enfants noirs
ils hoquètent à vide
ö Noêl rendez-nous zinzins comme on aime
épileptiques écarlates dans les magasins

et la trêve des confiseurs est-ce-t-un rêve ?
ou un alexandrin qu’on césure au surin

où est Noël ? me semble à moi
qu’il y avait autre chose
chaud mélange qui a tiédi de choses d’autres choses
où est-ce et qu’est-ce ?

Noël Noël Noël
n’est pas perdu
Noël est à jamais – odeurs couleurs et sentiments
malaise joie sapin tristesse laine épaisse −
Noël entier y est
Noël y loge je
l’ai retrouvé
là    ¨
tout Noël est
dans les deux points du e tréma

 

372

Dans son insatiable quête de connaissance, l’enfant est-il bien avisé de déposer toute sa confiance en l’adulte ?

Doit-il prendre pour argent comptant la théorie, largement diffusée dans les ouvrages illustrés à destination de la jeunesse, selon laquelle le mouton fait bêêêê tandis que la chèvre fait mêêêê ?

Et si c’était l’inverse ?

371

J’ai reçu une lettre de madame Bellepaire, de Loches (très belle ville, soit dit en passant, qui n’est rien moins que la « Capitale de la Touraine Côté Sud » comme le précise le site Internet de la mairie).

Et, donc, madame Bellepaire, de Loches, me demande, après les compliments d’usage sur la bonne tenue de ce blog que les étrangers et les croyants nous envient, me demande donc pourquoi j’ai été si peu actif  ces derniers temps. « La vogue du blog est-elle en passe de sombrer dans l’oubli le plus complet ? » s’interroge Yvette (car c’est son prénom) Bellepaire, de Loches, dans ce style journalistique que les Américains nous jalousent.

Votre angoisse est légitime, et je viens l’apaiser, chère Yvette. Comme vous ne l’ignorez point, nous approchons de la période des bonnes résolutions. Dans ce contexte, j’ai pensé qu’il n’était pas malhabile de ma part de me soumettre à une cure de négligence temporaire de façon à, dans un ultime sursaut d’énergie, jeter toutes mes forces de fin d’année dans un poignant discours de bonnes résolutions dont la principale sera, bien entendu, la publication pluri-hebdomadaire d’un billet sur la Vogue du blog.

Voilà, Yvette, j’espère vous avoir rassurée. Meilleures salutations à Loches, et à Philippe.