87

« Et puis tu vois, ce qui est chouette avec les enfants, c’est leur spontanéité. C’est bien simple, un enfant ça calcule pas. »

Certes.

« Papa, tu me donnes un bonbon s’il-te-plaît!
– D’accord mais juste un.
– Oui, juste un, et un autre.
– OK, un autre mais c’est le dernier.
– D’accord, un autre et puis un dernier. »

86

«  Tu as vu chérie, j’ai lavé les rideaux !
− Oui ça se voit.
− Oh, pas tant que ça. Bon ils étaient un peu poussiéreux, c’est vrai, mais de là à dire que… Ils n’ont pas changé de couleur non plus, ils étaient beige et ils sont beige, un peu plus clair peut-être, et encore… Remarque, moi je trouve qu’ils sont plus éclatants mais c’est parce que c’est moi qui les ai lavés aussi, c’est normal.
− Si, je t’assure, ça se voit.
− Ah oui ? Tu as vraiment remarqué un changement ? Tu dis ça pour me faire plaisir. Bon, c’est vrai, en les voyant pendus de nouveau à leur place, d’ailleurs c’est du boulot, ça, c’est long à accrocher dis donc, crochet par crochet à trois mètres de haut, bref, en les voyant là, en plein soleil, pour moi c’était clair qu’il y avait une différence, mais je croyais que c’était juste une impression, que c’était psychologique en quelque sorte. Bon, c’est vrai qu’ils ont gagné en éclat, ils étaient devenus un peu ternes. Oui, on voit bien qu’ils ont été lavés, tu as raison.
− Bien sûr que ça se voit, ils sont tout froissés. »

85

Le débutant s’empresse de balayer le plancher aussitôt terminé le déjeuner pour faire disparaître les mille et une miettes de pain, poulet et petits pois, semées là par les enfants. Louable débauche d’énergie partant d’une non moins louable intention fondée sur des principes élémentaires d’hygiène ou simplement sur la crainte raisonnable des commentaires contondants d’une belle-mère invitée à dîner ce soir-là. Mais l’homme d’expérience qui goûte l’approche scientifique des choses de la vie sait qu’il est tout aussi efficace de simplement attendre.

Il peut en effet compter sur la forte probabilité qu’à un moment ou l’autre de l’après-midi les enfants se mettent à courir autour de la table. Cette probabilité est d’autant plus élevée que le contexte environnemental est favorable, les conditions idéales étant la conjonction « absence de jardin+pluie ».

Les enfants vont donc courir autour de la table de leur foulée rapide et saccadée durant dix à trente minutes. C’est la durée nécessaire et suffisante pour que la force centrifuge générée par cette poursuite infernale projette les miettes aux quatre coins de la pièce, les faisant ainsi disparaître de la vue de n’importe quelle belle-mère normalement constituée.

83

« On peut être doué et avoir du talent, c’est pas incompatible. »

« Mieux vaut trop que pas assez, sauf pour le cholestérol et les ennuis en général. »

« Je préfère avoir des problèmes d’argent que des problèmes de pas d’argent. »

« Les riches ne seraient pas moins malheureux s’ils étaient pauvres. »

« C’est quand on est vivant qu’on peut se plaindre. Après, il est trop tard. »

82

Les Témoins de Jéhovah m’ont fait parvenir une brochure didactique expliquant sous forme de bande dessinée ce qu’il adviendra de moi après ma mort. Donc, voici. Une fois mon corps enterré, mon âme s’en détachera et rejoindra le ciel. Pour les néophytes, je précise que l’âme ressemble énormément à un corps humain mais transparent et impalpable. Elle est néanmoins dotée de facultés sensorielles lui permettant au moins de voir et d’entendre ; elle est également douée de conscience.

Bref, je reprends : mon âme rejoindra le ciel. Là, elle sera accueillie par un ange qui la conduira dans une sorte de cinéma céleste. Placé face à un écran géant je devrai (je me permets de dire « je » car, après tout, mon âme c’est moi), je devrai visionner l’intégralité de ma vie, c’est-à-dire une succession de milliards de milliards d’actions, bonnes et mauvaises, se succédant sur une période de plus de trente-huit ans, et très probablement, j’ose l’espérer, sur une période beaucoup plus longue, proche de quatre-vingt-dix ans. À la fin de cette très, très longue projection, je ne pourrai que sangloter abondamment, écrasé sous le poids de la mauvaise conscience. Il est à noter que si je change mon mode de vie dès aujourd’hui, en obéissant à certains préceptes judicieusement choisis, je serai très certainement en mesure d’affronter l’épreuve du cinéma céleste sans trop de dommages.

Je dois dire que si les Témoins de Jéhovah ne m’ont pas complétement convaincu de rejoindre leurs rangs, leur objectif est tout de même partiellement atteint car ils m’ont détourné une bonne fois pour toutes du Bouddhisme. En effet, je m’imagine mal regarder un film dont le personnage principal, fût-il moi, demeure assis à méditer en silence durant plus quarante ans.

80

Le squelette, oui, si vous voulez, c’est du solide. Mais sans la complaisante et néanmoins obstinée souplesse de la peau, tout foutrait le camp.

Mon ami Achille s’est encore blessé au talon ; c’est la cinquième fois cette année. Il faut dire que le talon d’Achille d’Achille, c’est le talon.

Le corps mourant sombre dans les draps blancs, le cormoran dans la marée noire.