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J’ai connu dans mon enfance les derniers hommes-sandwichs de France. Je devais avoir six ou sept ans le jour où mon chemin croisa l’un d’eux pour la dernière fois, sur une plage de Pornic, petit port de Loire-Atlantique où nous passions les vacances d’été. J’étais trop jeune pour avoir conscience du drame qui se jouait alors, tout absorbé que j’étais dans mes jeux d’enfant. Je me prenais pour Actarus ou Albator…

Les mois passèrent. J’avais retrouvé l’école et son tableau noir qui était vert foncé, l’odeur de la craie, les copains, la cour de récréation avec les billes, les pistolets pour jouer à la guerre contre les Allemands… Puis un jour j’eus huit ans. Ce jour-là, je pris soudainement conscience de la disparition totale des hommes-sandwichs. Ils avaient disparu, un à un, jour après jour, et je ne m’étais rendu compte de rien. J’avais seulement remarqué que les adultes affichaient un visage crispé, on parlait de crise, et mes parents eux-mêmes étaient nerveux, mais personne ne m’avait rien dit. Durant les mois qui suivirent, j’interrogeai mes parents à maintes reprises. Leur réponse était toujours la même : un long soupir dans lequel je croyais déceler un mélange d’angoisse et de résignation.

Bien sûr, je les voyais chuchoter entre eux parfois. Mais la plupart du temps, ils attendaient que je sois couché pour évoquer le sujet. Depuis l’obscurité de ma petite chambre, je tendais l’oreille en vain, leurs voix me parvenaient trop étouffées ; deux portes en contreplaqué s’interposaient entre mon angoisse et la vérité sur le sort des hommes-sandwichs. Mon instinct cependant me disait que la situation était grave. Intuition confortée lorsque le ton montait entre mes parents et que j’entendais distinctement maman crier « ça ne peut plus durer, Michel, on ne peut pas continuer comme ça ! ». Papa s’enfermait alors dans un silence lourd qui était brisé quelques minutes plus tard par le claquement de la porte d’entrée. Il partait à la recherche des hommes-sandwichs portés disparus.

Et puis un jour, j’avais neuf ans, papa n’est pas revenu. Bien sûr, le gouvernement a étouffé l’affaire. Rien n’a filtré dans la presse. La police n’est même pas venue à la maison pour constater la disparition.  Ce jour-là, je compris que jamais je ne reverrais un homme-sandwich vivant.