91

Qui dira le calvaire des chauves ? Moi. Le calvaire du chauve, c’est le coiffeur.

Je parle ici du chauve commun, c’est-à-dire du chauve qui ne l’est que partiellement et que l’on appelle aussi « chauve à la couronne ». Il se trouve que ces chauves ne sont pas tous des membres actifs du Fan Club d’Alain Juppé, lesquels sont plutôt fiers de leur ressemblance avec le personnage public ; on les reconnaît aisément, ils marchent droits dans leurs bottes et sans sourire. Mais les autres, les plus nombreux grâce à Dieu, bien conscients qu’une couronne capillaire ne possède pas le charme discret d’une couronne dentaire et qu’il est par conséquent impératif de faire disparaître ce pourtour disgracieux, doivent se résoudre à se faire raser le crâne intégralement. Cette contrainte esthétique n’est pas sans avantage, certes, puisqu’il est prouvé de longue date que l’homme à crâne lisse, quelque soit son âge, attire irrésistiblement les femmes sexuellement torrides et éloigne celles qui sentent l’ail et le chou.

Cependant, pour conserver son aspect céphalique impeccable (céphalique ne prends qu’un L tandis que phallique en a deux, c’est une loi de la nature), pour conserver son cuir crânien homogène donc, le chauve à couronne doit aller chez le coiffeur au moins une fois par semaine. Or quiconque a connu un coiffeur dans l’exercice de son vice sait combien il est difficile de s’accrocher à la vie dans ces moments-là et combien la foi est faible face à la torture. Qui peut prétendre supporter sans douleur son passage entre les mains d’un capilliculteur sans scrupule qui déverse sur lui et sans son consentement des flots de potins poisseux incrustés de perles de sagesse avariée ? Et finissons-en une bonne fois pour toute avec ce mythe, non, les chauves sourds ne sont pas épargnés par ce calvaire. La plupart des coiffeurs parlent en effet couramment le langage de signes, c’est assez flagrant pour que nous n’ayons pas à revenir là-dessus, il suffit d’observer. En fait, seuls les chauves sourds et aveugles sont à l’abri des coiffeurs ; ils sont à l’abri de bien des choses, à vrai dire.

Le chauve commun, lui, souffre en silence, et s’en va chaque samedi chez le meilleur ami de sa femme comme on va à l’abattoir. Et il n’est pas rare qu’il doive subir deux séances par semaine pour maintenir sa calvitie dans les normes du bon goût. Plus que la charge financière, pourtant lourde, que cela représente, les chauves se plaignent de la souffrance psychique induite par ce traitement. Ils finissent par s’habituer cependant, et devant l’indifférence de leur entourage, comprennent qu’il vaut mieux se taire.

Il n’en reste pas moins que les statistiques du Ministère de la Santé sont formelles : en France, un homme chauve a quarante fois plus de chances de mourir chez son coiffeur qu’un homme chevelu.